Pour davantage de places dans les hébergements d’urgence

L’aide aux sans-abris est aujourd’hui pensée comme une « politique de la pénurie » : les politiques décident intentionnellement de ne pas ouvrir assez de places dans les hébergements d’urgence. Cette gestion se fonde sur l’argument de « l’appel d’air », une hypothèse réactionnaire et déconnectée des analyses scientifiques, selon laquelle plus il y a de places dans les hébergements d’urgences, plus il y aurait de sans-abris. Le collectif 43m² milite pour un changement de cap dans la prise en charge du sans-abrisme et pour l’ouverture de nouveaux hébergements.

Un dispositif sous-dimensionné

Il n’y a pas assez de places d’hébergements d’urgence dans le canton de Vaud, c’est une évidence.

Qui le dit ? La grande majorité des personnes sur le terrain, les usager·ères des structures et les chercheur·euses qui se penchent sur la question.

Lors de la table ronde organisée par la Haute École de Travail Social de Lausanne et la Municipalité de Lausanne, l’ensemble des intervenant·es ont relevé le manque de places à l’année.

La table ronde
À la suite des actions du collectif 43m2, la Municipalité de Lausanne, en collaboration avec la Haute École de Travail Social de Lausanne, a organisé une table ronde sur les problèmes liés au sans-abrisme qui a eu lieu le 14 septembre 2022. Liste non exhaustive des participant·es : la Direction Générale de la Cohésion Sociale du Canton de Vaud, la Municipalité de Lausanne, de Vevey, de Renens, le Sleep-In, la fondation Mère Sofia et ses différentes structures, la Marmotte, Caritas et ses différentes structures ainsi que des collectifs militants comme le collectif 43m2 et le collectif Jean Dutoit. Dans cette brochure, nous nous référons régulièrement aux actes de cette table ronde (Bertho et al. 2022).

Annoncée en 2023, l'annualisation des hébergements d’urgence vaudois, qui marque la fin de la politique du thermomètre, est une première étape, mais elle reste insuffisante. Les articles scientifiques qui pointent le manque de lits à l’échelle cantonale sont catégoriques. En 2022, à la suite de l’occupation des jardins de l’HETSL par le collectif 43m², le canton de Vaud a mandaté une étude pour évaluer le dispositif cantonal d’hébergement d’urgence [1].

Il était demandé aux chercheuses de se prononcer sur la question suivante : « Le dispositif actuel répond-il adéquatement aux besoins et profils des usagers ? ». Leur étude note que le dispositif vaudois (et en particulier lausannois) est considérable comparé à celui d’autres cantons et communes tout en précisant qu’il reste sous-dimensionné et qu’il présente des failles : « le nombre de lits disponibles peine à répondre aux besoins, notamment en été ou lors de périodes de grande affluence » (Leresche et al, 2023, p. 73).

La politique du thermomètre
Jusqu’en 2024, à Lausanne, chaque printemps, plus de la moitié du dispositif d’hébergement d’urgence fermait ses portes jusqu’à l’hiver suivant. Dès lors que les températures n’étaient pas imminemment meurtrières, plus de la moitié des personnes en situation de sans-abrisme se retrouvaient sans solution d’urgence.

La politique de la pénurie et l’argument de « l’appel d’air »

Comment comprendre le caractère endémique de ce sous-dimensionnement ?

La constance du manque de places est « révélatrice d'une politique de dissuasion, des modalités d'accès trop généreuses étant suspectées de provoquer un afflux exponentiel de personnes sans-abris » (Martin et al., 2022, p.170).

L’argument paradoxal de l’appel d’air, qui consiste à dire « qu’une meilleure prise en charge du sans-abrisme conduirait à une augmentation du sans-abrisme » (Martin & Bertho, 2020), appartient à une rhétorique réactionnaire employée dans tous les domaines liés aux aides sociales (Hirschman, 1991).

Cet argument « relève largement de la légende ou du mythe populaire, s’appuyant le cas échéant sur des anecdotes » (Martin & Bertho, 2020, p.15).

Jérôme Lèbre (2019) montre que nous héritons « l’appel d’air » de discours d’extrême-droite liés à « l’attractivité économique » d’un territoire et à un imaginaire raciste selon lequel des politiques sociales généreuses s’accompagneraient de vagues migratoires défavorables aux politiques internes d’un territoire. Rarement accompagnés de chiffres, ces discours sont régulièrement démentis par les chercheur·euses (Tabin, 2005).

De plus, l’argument de « l’appel d’air », selon lequel une augmentation de « l’offre » impliquerait de fait une augmentation de la « demande », pousse à appréhender des problématiques d’urgence sociale et de précarité sous un angle économique. Dans cette logique marchande, l’État ne souhaite pas que l’hébergement d’urgence gratuit se substitue à un logement payant sur le marché immobilier. Il doit rester une étape temporaire, une étape liée à l’urgence (Gardella, 2014, p. 14).

Le sous-dimensionnement du dispositif découle donc d’une politique intentionnelle. Il s’appuie sur des principes idéologiques et se propose comme un véritable mode d’organisation ; « la politique de la pénurie organisée » (Martin et al., 2022, p.170) qui implique de rendre les hébergements d’urgence toujours moins fonctionnels et attractifs pour dissuader les personnes vulnérables d’y avoir recours.

Les politiques de dissuasion

Comment rendre les hébergements d’urgence moins attractifs ? Afin de concilier l’accueil de tous·tes et la contrainte d’un dispositif trop petit, les politiques publiques et les acteur·ices de terrain sont contraint·es de mettre en place (souvent à contrecœur) des pratiques de cantonnement, des limitations d’accès aux services proposés : « Le cantonnement indirect consiste, outre le sous-dimensionnement quantitatif du dispositif, à en limiter également la qualité, par exemple en imposant des contraintes temporelles d'accès et de séjour » (Martin et al., 2022, p. 170).

Les hébergements d’urgence dans les bunkers
Un des hébergements d’urgence du dispositif actuel (2024) se situe dans un abri PC. C’est-à-dire que les personnes sont accueillies sous terre, dans des espaces sans fenêtre ni réseau. En 2016, le collectif ‘No Bunker’ rappelait que « Le bunker est un lieu insalubre, confiné, indigne pour l’habitation, où l’aération est mauvaise et la proximité néfaste. Selon les dires même de l’État, cette solution ne doit être utilisée qu’en cas exceptionnel, pour de courtes périodes ».

Cela passe par de nombreuses mesures : obliger les sans-abris à quitter les hébergements d'urgence à 8h du matin, créer des hébergements d’urgence dans des bunkers, leur interdire d’y laisser des affaires personnelles hors réservations, limiter leur temps de séjour ou les forcer à « déménager » entre les différentes structures du réseau. Tout est fait pour alourdir et compliquer leur quotidien. La littérature scientifique en est réduite à inventer des concepts : elle parle de « pratiques de déconfort » (Grimard 2016) ou encore de « désincitation qualitative » (Gardella 2014).

Mais rendre insoutenables les conditions d’existence des personnes les plus pauvres en Suisse ne va freiner ni les migrations issues des pays dits « tiers », ni le déplacement des Européen·nes à la recherche d’emploi qui, ce faisant, se conforment aux logiques du marché capitaliste.

Sous-dimensionnement budgétaire général du champ social

Ce sous-dimensionnement s’inscrit dans un contexte politique et budgétaire général, qui n’est pas favorable à l’amélioration de la prise en charge du sans-abrisme et plus globalement du domaine social.

En avril 2023, 31 communes vaudoises ont suspendu leur contribution à la facture sociale cantonale. Cette tendance au désinvestissement budgétaire du domaine social est en marche depuis un certain temps.

À Lausanne, entre 2017 et 2022, le budget du service social s’est vu amputé de 336'500 CHF, soit une réduction de 2,64% [2].

Cette tendance reflète l’emprise du néolibéralisme sur les politiques publiques, allant de pair avec un effritement des valeurs sociales et une augmentation du pouvoir sécuritaire de l’État. Toujours entre 2017 et 2022, le corps de police lausannois bénéficiait d’une augmentation budgétaire de plus de 7 millions de francs.

Aussi, entre 2023 et 2024, le budget cantonal « Soins infirmiers et médicaux aux populations vulnérables » subissait une réduction de 1,92 % et parallèlement, le budget alloué à la « Réforme policière » était augmenté de 12,64 % [3]. Les budgets sont formels : nos politiques réinvestissent le social par le sécuritaire.

Les non-recours et la part invisible du sans-abrisme

Jean Dutoit et Dynamic Wisdom sont deux collectifs d’habitation lausannois composés de personnes exclues du marché du logement et souvent refusées aux portes des hébergements d’urgence étant donné qu’ils font partie du dernier groupe prioritaire dans le fonctionnement lausannois (G3). Ces deux collectifs se logent en faisant des contrats de confiance avec des propriétaires disposant de bâtiments vides. Ils ont également en commun d’être composés de personnes issues de la migration d’Afrique subsaharienne. En 2022 et en 2023, des amendements au budget permettant d’accorder une aide financière au collectif Jean Dutoit ont été proposés pendant les séances du conseil communal. Ils ont été refusés à deux reprises.

De plus, la pénurie de lits est partiellement invisibilisée par le non-recours et les solutions alternatives. Les pratiques de déconfort (Grimard, 2016) - manque d’informations, horaires contraignants, barrières administratives, refus répétés – découragent les personnes de recourir à l’hébergement d’urgence. Ces non-recours compliquent l’étude du sujet en Suisse : il est par exemple impossible de compter le nombre de personnes sans-abri. Logiquement, ce manque de ressources fiables complique à son tour la construction d’accompagnements adéquats pour sortir de la pauvreté. Le problème est également invisibilisé par toutes les solutions alternatives telles que l’hébergement chez des particuliers, dormir dans sa voiture, au camping, etc.

Mais également par les solutions bénévoles et/ou militantes, comme les associations, les dortoirs dans les squats ou encore les collectifs d’habitation tels queJean Dutoit et Dynamic Wisdom (respectivement 70 et 30 habitants). Ces alternatives constituent de fait des dispositifs d'hébergement parallèles. L'État connait très bien l’existence de ces alternatives et leur délègue implicitement une partie de sa mission sociale, sans leur fournir aucune aide. Il faut souligner enfin que la recherche de solutions alternatives met régulièrement les sans-abris en danger (Leresche et al, 2023, p. 65).

43m² se bat pour la création de plus de places dans les hébergements d’urgence !

Ces constats mettent en lumière la nécessité de revoir à la hausse l'évaluation des besoins dans le canton de Vaud.

En réalité, doubler le dispositif existant ne suffirait qu'à combler l'action bénévole, autogérée et/ou militante, sans modifier substantiellement la pénurie qui persiste aujourd'hui.

C’est dire à quel point le manque de places est réel !

Quelques pistes sur l’amélioration du dispositif bas seuil, afin d’en finir avec le manque de places et avec la désincitation qualitative qui en découle.

Il faut davantage de places.
Il faut des espaces d’accueil de jour et/ou des hébergements qui proposent un accueil 24/24. Ceci afin d’éviter la situation actuelle où les personnes doivent quitter les hébergements d’urgence à 8h chaque matin pour se retrouver à la rue. Un besoin démontré par l’analyse de l’accueil de jour ‘After Sleep’ par Tabin et Martin (2022).
Une continuité de l’offre (vs la segmentation actuelle), afin de briser avec la désincitation qualitative. Regrouper des besoins de première nécessité regroupés en un seul lieu.
Des hébergements d’urgence spécifiques et adaptés aux besoins

[1] L’annonce de ce Rapport a été faite suite à une question orale de la députée au Grand Conseil vaudois Élodie Lopez. Pour lire la question orale ainsi que la réponse de Rébecca Ruiz : https://www.vd.ch/gc/seances-du-grand-conseil/point-seance/id/b76478df-af4a-4510-8b53-d952f9a5a6d3/meeting/1004435
[2] https://www.lausanne.ch/officiel/budgets-et-comptes.html
[3] https://www.vd.ch/etat-droit-finances/finances-publiques/budgets

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